« MÉTIS »
« METIS » présente quarante-sept portraits en noir et blanc d’hommes et de femmes, dont le fil directeur visuel est le métissage.
Christine KELLY
Journaliste de télévision et écrivain
Née de père et de mère originaires de la Guadeloupe.
« Je suis très métissée. Dans ma famille, nous sommes le fruit d’un mélange d’Indiens, d’Africains, de Vietnamiens, de métropolitains… Je le vis comme une richesse. Quand je voyage, je sais que je suis citoyenne du monde à Cuba, en Égypte, aux États-Unis ; en revanche en France, souvent on me demande d’où je viens. Pourtant je suis simplement française. »
Métis, ce sont des visages photographiés au moyen format avec un appareil PENTAX 6X7 équipé d’un objectif 135 mm f/4 sur du film noir et blanc Kodak TX. Pas de numérique donc, mais le souhait de vous faire partager la matière du film et ses millions de grains qui flottent dans les cristaux d’argent.
Métis, ce sont quelques portraits qui font référence au métissage culturel. Tout comme le métissage génétique, notre culture est métissée. La musique, la peinture, l’architecture… La diversité des influences contribue effectivement à la richesse de la culture française.
« Votre existence est le fruit de métissages : comment le vivez-vous ? Pourquoi ? »
Daniel PICOULY
Ecrivain
Né d’un père martiniquais et d’une mère française.
« […] Chaque matin, je verse le lait et le café dans mon bol, en les dosant de façon que le mélange soit exactement de la même couleur que le dos de ma main. Le lait, c’est la m’am et le café le p’pa. Chaque matin, je mélange le père et la mère à la petite cuillère.Là, c’est plutôt de la couleur du p’pa. Il faut ajouter un peu de lait. Voilà ! j’ai la bonne teinte de peau : café au lait. » Extrait du Champ de personne.
Magali LEGER
Cantatrice, soprano lyrique léger
Née d’un père et d’une mère originaires de la Guadeloupe.
« Métis qui dirait “mêlé” (étymologiquement)?
Nous serions donc tous métis.
Métis qui dirait moitié (“mestis”)? Moitié d’un, moitié d’autre, croisement de deux “visiblement” différents?
Alors seuls certains d’entre nous le seraient. Mais il ne suffit pas de l’être, il faut aussi le paraître. Est métis aux yeux des autres celui dont le mélange est immédiatement détectable. Changeons les proportions, faisons basculer l’apparence d’un côté de l’un ou d’un côté de l’autre, et l’observateur, selon ses stéréotypes et sa culture, ne “voit” plus le métissage.
Éternel décalage entre ce que l’on sait que l’on est et ce que les autres préfèrent que l’on soit. »
LEO COURALET
Violoniste Lauréat du Prix 2020 Leonid Kogan
Né d’un père français et d’une mère coréenne.
Né en 2006, Léo débute l’apprentissage du violon à l’âge de 4 ans, auprès d’Huguette Malaquin, Constantin et Rodica Bogdanas au conservatoire du 16ème arrondissement de Paris, puis auprès d’Arielle Gill au Conservatoire à Rayonnement Régional de Paris. Léo est lauréat de plusieurs concours : Vatelot-Rampal (1er prix du 3ème cycle en 2017), concours international Flame (1er prix spécial catégorie 10-13 ans en 2018), concours international de l’académie de Flaine (1er prix cordes en 2019)
Manhattan International Music Competition (Médaille d’or, 2020/Etats-Unis) France Music Competition (Prix d’honneur, 2020/France)
International Music Competition SALZBURG (1er prix, 2020/Autriche)
Leonid Kogan International Competition (1er prix, 2020/Belgique)
Concours FLAME (Grand Prix, 2021/France)
Triomphe de l’Art de Bruxelles (1er prix, 2021/Belgique). Il obtient son D.E.M. de violon à l’unanimité avec félicitations du jury en 2021.
« Je ne suis pas « moitié Français, moitié Coréen » mais je suis entièrement européen et entièrement asiatique. Je me sens riche en langues et en cultures. Cependant, pour communiquer avec mes deux origines, je n’utilise qu’un langage universel : la Musique. »
Bertrand DICALE
Journaliste
Né d’un père guadeloupéen et d’une mère française − auvergnate.
« Je suis métis et je ne sais pas si c’est une chance ou une malchance. Mais je ne sais pas non plus si j’ai de la chance d’être un homme plutôt qu’une femme.
Pour ma part, je ne pense pas qu’être métis soit d’être un individu moitié-moitié.
Je suis totalement blanc et français, et totalement noir et guadeloupéen. Et totalement métis. C’est parfois douloureux. C’est parfois une jubilation. C’est toujours dense. »
Sonia ROLLAND
Miss France 2000, comédienne
Née d’un père français et d’une mère rwandaise.
« Je me sens privilégiée d’être issue du métissage, car ma vision des choses me semble beaucoup plus large et tolérante, dans ce monde si divisé.
Il est vrai que l’on a souvent tenté de me faire choisir entre mes deux cultures, comme si on choisissait son camp, mais cela m’était impossible, me sentant incomprise. L’isolement fut longtemps un refuge. Avec le temps, j’ai compris que ma force résidait dans le discernement.
L’exercice le plus périlleux, mais à la fois le plus exaltant, fut celui de ne retenir que le bon du mauvais de mes deux cultures. Je ne me sens pas appartenir à une nation du passé, mais plus à une nation du devenir. Le métissage, c’est le respect des différences. Cela demande du courage et de la ténacité !
Mon rêve est que les humains d’aujourd’hui, quelles que soient leurs origines ou leurs confessions religieuses, puissent avoir l’intelligence de vivre avec une pensée métisse. Cela les sauvera certainement… »
Fabrice D’ALMEIDA
Historien, journaliste, écrivain.
Né d’un père béninois et d’une mère française d’origine polonaise.
« Ma vision du métissage ? Un sketch de Luis Rego.
Cela commence comme une caricature de l’émission Des chiffres et des lettres. Le candidat est à l’épreuve des lettres deux fois d’affilée.
Le présentateur lui demande :
− Quelle lettre ?
− Une voyelle !
− E.
− Voyelle.
− E.
Huit fois la même question et la même réponse et toujours le “e” qui est tiré au sort. EEEEEEEE.
Question du présentateur :
− Alors votre solution ?
− Rien.
− Bon, essayons une nouvelle manche. Quelle lettre voulez-vous ?
− Une consonne.
− N.
− Consonne.
− N.
− Consonne.
− N.
− Vous ne voulez pas de voyelles ?
− Ah non, vous m’avez déjà eu la dernière fois !
Dans le métissage, seul le mélange produit du sens. Le métis doit ainsi éviter de rester figé dans une seule de ses identités, sinon, il risque de ne trouver aucune solution. »
Jean-Marie PERIER
Photographe
Né d’un père originaire de Guyane et d’une mère française. Son père adoptif est le comédien François Périer.
« On ne demande pas au clavier d’un piano de n’avoir qu’une couleur. Alors on fait la musique que l’on peut. »
Jacques VERGES
Avocat, écrivain
Né d’un père réunionnais et d’une mère vietnamienne avec des ascendances française et malgache.
« Je suis double. »
Laura FLESSEL-COLOVIC
Ancienne escrimeuse, spécialiste de l’épée, quintuple médaillée olympique, six fois championne du monde et une fois championne d’Europe. Ministre des sports en 2017 et 2018
Née d’un père et d’une mère originaires de la Guadeloupe.
« Mes aïeux ont vécu l’esclavage, j’ai connu le racisme à mon arrivée en métropole. Ma couleur de peau était un problème pour beaucoup de mes coéquipières. J’en ai donc fait un étendard, j’y ai puisé des forces jusqu’à imposer mon empreinte ! En gagnant, j’ai cessé d’être “la noire”, je suis devenue “la Française”. Avec la notoriété, ma couleur s’est estompée aux yeux de beaucoup. Pourtant, je suis toujours “la fille des îles” qui rêvait d’or olympique. Puis, j’ai épousé un Croate. Ensemble, nous avons fait une magnifique métisse. Le métissage est l’avenir de l’humanité… »
Patrick BOUCHITEY
Comédien
« Mon arrière-arrière-grand-mère était russe. Venant de Mongolie, elle était ravissante, belle et majestueuse. Elle rencontra à Carthage au bord de la Méditerranée un aventurier de sang arabe, joueur invétéré. Après un voyage dans le désert de Libye, ils s’aimèrent à Alexandrie et partirent pour les Indes puis les Caraïbes et enfin la Bolivie. Ensuite, ils se fixèrent à Cuba. Un siècle plus tard, la famille s’installa dans le sud de la France… à Nîmes. »
Barbara BUI
Créateur de mode
Née de père vietnamien et de mère française.
« Je vis mon métissage non comme une différence, mais plutôt comme une particularité.
Être née avec cette particularité a certainement été un moteur dans ma vie, qui m’a poussée à ce travail de réalisation et d’expression personnelle, comme pour assumer ce non-conformisme présent depuis ma plus tendre enfance. »
Pascal LÉGITIMUS
Comédien
Né d’un père antillais et d’une mère française d’origine arménienne.
« Je suis métis comme Yannick Noah, sauf que moi je porte des chaussures. »
Émilie TRAN NGUYEN
Journaliste de télévision
Née d’un père français d’origine vietnamienne et d’une mère française d’origine algérienne.
« Mon grand-père algérien me cuisine souvent du riz, croyant me faire plaisir… Ma grand-mère vietnamienne a appris à cuisiner le couscous. L’une m’accroche à l’autre. L’autre m’accroche à l’une. Pourtant je ne me sens ni l’une ni l’autre. Ma particularité est d’être ce “troisième type”. Cette autre. Mon tout. »
Lionel ZINSOU
Économiste, administrateur et président de sociétés
Premier ministre du Bénin en 2015.
Né d’un père béninois et d’une mère française.
« Être métis, c’est être un étranger partout.
Être métis africain, c’est être noir en Europe et blanc en Afrique.
Être métis, c’est ne pas ressembler à ses parents. Donc il faut ressembler à soi-même. »
Christiane TAUBIRA
Femme politique
Garde des Sceaux, ministre de la Justice de mai 2012 à janvier 2016.
Née de parents originaires de Guyane.
« C’est une mosaïque extraordinaire parce que nous avons en Guyane un village planétaire. Nous avons une reproduction pratiquement de la Terre entière. C’est toute notre histoire qui est comme ça. Notre histoire a commencé avec les migrations des Asiatiques […], ensuite ce fut la traite, l’esclavage. La traite elle-même a été un mélange de plusieurs ethnies d’Afrique. Ce que je peux vous dire, c’est que vous n’avez qu’à regarder mon faciès, je suis issue d’un mélange complètement infâme (elle sourit). C’est-à-dire que toutes les races et toutes les communautés de la Terre se sont rencontrées, et leur sang coule dans mes veines. […]
Nous sommes les Créoles, nous sommes une race indescriptible, c’est merveilleux. Nous sommes de l’Amazonie, nous sommes du plateau des Guyanes, nous sommes une différence géographique, nous sommes aussi une histoire, une culture qui s’est agrégée à travers le temps. »
En réponse à une question deJean-Pierre Elkabbach.
Marie NDIAYE
Écrivain
Prix Femina en 2001 pour Rosie Carpe, et le prix Goncourt en 2009 pour Trois Femmes puissantes.
Née de père sénégalais et de mère française.
« En fait, je n’ai pas grand-chose à dire sur le métissage : c’est quelque chose qui regarde les autres (et qui, éventuellement, est un problème pour les autres) plus que moi. Mon histoire a fait que je n’ai qu’une culture. Mon métissage est donc uniquement physique, superficiel. Il n’a pas de réalité pour moi… »
Jordan DUCLOS
Étudiant
Né d’un père français et d’une mère canadienne d’origine chinoise.
« Être métis, ce n’est pas toujours facile, mais je m’en moque, car ce sont les autres qui complexifient son évidence. »
Claire Tran
Comédienne et danseuse
Né d’un père vietnamien et d’une mère française.
« J’ai appris à aimer ma singularité, et à en faire une force. Mon métissage est le reflet de l’histoire de mes parents et de mes grands parents ; j’en suis particulièrement fière.
Il me permet de me souvenir d’où je viens et d’avoir toujours l’esprit et le coeur ouverts. »
Mario FOURMY
Photographe
Né d’un père français et d’une mère martiniquaise.
« Le métissage, ce sont les autres, comme psychés, qui vous le signifient. En fonction des reflets, il est plus ou moins sensible sur mon corps et dans mon esprit. Ayant grandi avec ce métissage, sans le savoir, un peu comme Monsieur Jourdain et sa prose, on le découvre avec le temps, avec des propos, des regards des refus… Ce qui semblait naturel devient une réflexion politique. Dois-je le défendre, feindre de l’ignorer, ou simplement être heureux d’être parmi vous ? »
David EL KENZ
Universitaire, historien, spécialiste des guerres de religion dans l’Europe du XVIe siècle.
Né d’un père algérien et d’une mère française d’origine roumaine.
« Mes origines multiples m’ont permis de choisir parmi cette diversité culturelle qui m’était offerte. »
Alexandre REVEREND
Auteur, musicien
Né d’un père d’origine turque et d’une mère bretonne.
« Métis. Il arrive qu’on le devienne. On l’était avant, mais on ne pouvait pas en parler. Alors un jour, forcément ça ressort. Si en plus le goût du mélange circule dans nos veines, on s’acoquine avec une autre métisse. »
Françoise VERGÈS
Écrivain, professeur d’université, directrice de musée à La Réunion.
Née d’un père réunionnais et d’une mère vietnamienne avec des ascendances française et malgache.
« Mon grand-père paternel fut renvoyé comme consul de France au royaume de Siam, car il avait épousé une Vietnamienne, une “niaque” et reconnut ses deux fils jumeaux, des “bâtards”, mon père et mon oncle. Cette histoire est au cœur de mon histoire familiale : l’amour, le refus d’un ordre injuste, une société crispée, mais qui ne peut empêcher la rencontre.
Grandir métisse, c’est accepter la multiplicité des origines, s’intéresser à plusieurs mondes, savoir que la “pureté” est une fermeture. Le métissage est aussi intellectuel, culturel : il dit l’échange, la rencontre, accepter l’inattendu, ne pas avoir peur, apprendre d’autres manières d’être, de penser, de faire. Le métissage a une longue histoire, riche et complexe, pleine de surprises qui mettent à mal les clichés. »
Carlos GHOSN
EX PDG de Renault/Nissan
Né d’un père libanais et d’une mère nigérienne d’origine libanaise.
« Au Liban, j’étais particulier puisque j’étais né au Brésil et que je parlais portugais. Je n’étais pas le Libanais “lambda”, né là-bas, éduqué au Liban et qui allait y travailler. Quand je suis venu en France, j’étais encore très particulier. Né au Brésil, venant du Liban, cela faisait un mélange déroutant par rapport au “taupin” moyen, qui habite dans le Ve arrondissement et qui va étudier à Saint-Louis. J’ai toujours été quelqu’un de différent. Je n’ai jamais vécu dans un endroit où je pouvais me dire que je faisais partie intégralement du groupe en étant comme tous les autres… En France, il y a beaucoup d’attraction pour ce qui est différent, beaucoup de curiosité, d’interrogation. On perçoit une grande curiosité à l’égard du monde, mais en même temps, une certaine fierté d’être français, d’avoir un mode de vie propre à la France. On ne cherche pas à ce que l’autre devienne identique, mais on aime bien qu’il s’intègre. C’est à la fois difficile et facile. Cela vous permet d’être vous-même tout en participant à la vie française. À l’École polytechnique, je savais que j’étais différent, et les autres le savaient aussi. »
Citoyen du monde, éd. Grasset.
Olivier LAOUCHEZ
PDG de Trace TV
Né d’un père martiniquais et d’une mère métissée de Martinique et Madagascar.
« Né dans la banlieue parisienne, élevé en Martinique, diplômé à Paris, j’ai commencé ma carrière professionnelle en Indonésie pour ensuite revenir aux Antilles et enfin à Paris. J’ai successivement créé ATV puis Trace TV, deux télévisions profondément ouvertes au métissage culturel. Mon ADN est métis. C’est une formidable richesse qui me permet aujourd’hui de travailler avec plus de 100 pays différents ayant chacun une “identité” forte. Accepter et comprendre ces différences et les intégrer, c’est vivre au quotidien le métissage qui est indissociable de notre société. »
Mémona HINTERMANN
Journaliste, écrivain.
Née d’un père indien et d’une mère créole d’ascendance bretonne.
« Métisse ? Enfant je ne me suis pas posé la question. J’avais d’autres priorités. Surtout une : survivre à la pauvreté.
… J’ai senti cette différence en quittant La Réunion où je suis née. À Paris, en province, j’ai compris que le mélange dans mes veines paraissait original… à d’autres. Je n’ai jamais pris les questions au sujet de mon origine comme une inquisition raciste. Je suis à l’aise avec moi-même. Ni honteuse ni fière mais décomplexée. Le métissage n’est pas une obligation imposée à la France du XXIe siècle : c’est un élément – partie intégrante de son histoire, de son identité. Une richesse oui, mais qui ne doit pas être présente aux autres comme telle ! »
Vincent BYRD LE SAGE
Comédien
Né d’un père afro-américain et d’une mère française.
« Je suis né dans la Bretagne profonde, en 1961, d’une maman blanche et d’un père (noir) absent mais pas renié.
J’étais métis et fils de notable.
Chez moi tout le monde est blanc, mon papa, ma maman, mes frères et sœurs, et jamais dans toute ma famille, ne fut faite la moindre différence à mon encontre au titre de ma couleur. C’est le monde du dehors, et en premier chef l’école primaire − ah ! la douce innocence de l’enfance qui s’est chargée de me faire comprendre que le terme de “nègre” s’appliquait à ma personne. Moi, je me sentais d’ici, j’étais tout à fait d’ici, j’étais Vincent. Mais dans leurs regards, dans leur bouche, j’étais avant tout un noir, un négro.
Je danse le plinn, le laridé, l’andro et autres danses bretonnes. J’ai été élevé au lait Ribot, au son de Piaf, Ferré, Brassens. J’ai milité pour Dumont, premier prétendant écologiste à la présidence. J’ai manifesté en protestation contre la marée noire de l’Amoco Cadiz et trempé mes pieds dans la mélasse puante vomie par le Torrey Canyon en 67. Mes grands-mères me faisaient des crêpes, des galettes et des ris de veau en vol au vent avec en dessert, une incroyable charlotte aux abricots, que j’en pleure encore. J’ai vu mon premier Noir à la télévision.
Pourtant, il y a toujours quelqu’un pour me lancer au fil d’une conversation anodine, un subtil : “… Chez vous au moins vous avez beau temps…”, voire un sibyllin : “… Ah, vous, le rythme…”.
À l’instar d’un gros chez les maigres, d’un blond chez les bruns, d’un riche chez les pauvres, d’un petit chez les grands, ou, paradoxe des images, d’une ménagère de 50 ans chez celles qui le valent bien, j’ai avant tout été une apparence aux yeux de mes congénères. Je me suis senti proche des “Autres” : des filles dans un monde de mecs, des rêveurs dans un monde scientifique, des vieux dans un monde de jeunes… Vous n’êtes pas pareil ? Moi non plus.
Je suis las des faux-semblants des vraisemblances.
Après des décades de déclarations d’intention, il nous a fallu une loi pour commencer timidement à admettre les femmes sur la scène politique.
On est toujours la minorité de quelqu’un. »
Marjorie PHILIBERT
Journaliste, écrivain
Née d’un père français et d’une mère française d’origine vietnamienne.
« L’histoire du monde est celle du métissage. Pour cette raison, je ne crois pas à une “identité” métisse, pas plus qu’à une identité gay ou féminine. Les dénominations ne reflètent souvent que le fantasme d’altérité de ceux qui les emploient. Aujourd’hui, on prône l’égalité en permanence, et en même temps on n’a jamais autant pointé du doigt la différence. Paradoxe hystérique qui génère un inconfort absolu chez ceux-là mêmes dont on célèbre la différence, sommés de représenter des valeurs universalistes à travers une histoire personnelle dont ils ignorent souvent à peu près tout. »
Bô GAULTIER DE KERMOAL
Comédien, peintre
Né de père indien cherokee et de mère vietnamienne.
« Je viens de Mother Hearth.
Ma mère était citoyenne du monde. Mon père était citoyen du monde.
À mon tour je suis citoyen du monde, riche de toutes ces origines. Mon sang n’en est pas moins rouge, et ma tête dans les étoiles… »
BESSORA
Auteur, écrivain
Née de père gabonais et de mère suisse d’ascendance allemande et polonaise.
« Métissage ? Le métissage, c’est ce à quoi on ne s’habitue pas. Lorsqu’il est culinaire, on le digère : on ne dit pas du cassoulet qu’il est le fruit du métissage. Le cassoulet, c’est digéré. Comme la tomate dans la pizza. Comme le chocolat. Comme le banana split.
Sorti des fruits et des légumes, on parle de métissage.
On en parle comme d’une jolie mode ou d’un bel avenir : le métissage, rassurons-nous, c’est pour demain. Pourtant, les Romains s’en donnaient déjà à cœur joie sur la route de la soie.
Sorti des végétaux, le métissage n’est pas digéré.
Il n’est même pas digeste.
Les moteurs de l’Histoire carburent aux fantasmes de pureté. Pas de mixité. De la fixité. De la sédentarité. Des classes, des races, et des vaches bien gardées. Si possible dans des fermes aryennes ou rwandaises.
Le métissage, c’est ce à quoi l’on ne peut se résoudre : que le monde se dessine dans les couleurs croisées d’une grande boîte de crayons.
Les nuances d’une boîte de crayons de couleur, c’est trop compliqué.
Alors le métissage, c’est un truc, photogénique, bon pour la publicité où, rassurons-nous, tout est pour de faux.
Oui… je suis un pur faux ! »
Pascal VUONG
Architecte DPLG
Réalisateur – Producteur
Né d’un père vietnamien et d’une mère française.
« Je me souviens, quand j’étais petit, du pied de notre immeuble du XXe arrondissement, il m’arrivait d’appeler ma mère pour qu’elle me réponde depuis notre balcon au quatrième étage :
− Maman, on est des quoi, nous, déjà?
− Jean-Pierre et toi, vous êtes des Eurasiens, tu as entendu ? des Eur…Asiens !
Et en ajoutant ma touche personnelle, je répétais d’un ton docte au copain qui m’accompagnait :
“Voilà, nous, on est des Eurasiens ; dans “Eurasien”, il y a Europe et Asie”.
Bien sûr, mon frère et moi, on nous a traités de “chinetoques” et de “citrons”, mais sans doute davantage à cause de notre nom que de notre physique.
Étant assez peu typés, je n’ai pas eu beaucoup l’occasion de rétorquer ce qu’il m’avait appris, au cas où : “Et toi, espèce de cachet d’aspirine, blanc-bec !”
Plus tard, je me suis amusé à répondre que j’étais “charento-vietnamien”, ma mère étant née près d’Angoulême.
Et puis à l’âge de 22 ans, je suis allé pour la première fois au Viêt Nam, avec mon père.
Et là, en tout cas les premiers jours, peinant à distinguer mes nombreux cousins les uns des autres, ne pouvant m’exprimer et ne comprenant qu’un mot sur mille, j’ai compris à quel point j’étais européen, corps et âme.
Mais bien sûr quand je suis en Occident, et bien qu’elle ne soit que sous-jacente, c’est sûrement ma part “Asie” que mon entourage distingue le plus. »
Audrey GIACOMINI
Comédienne
Née de père corse et de mère vietnamienne.
« Être métisse pour moi, c’est avoir plus de choix dans les recettes de famille, mélanger le vocabulaire en incluant des mots vietnamiens et des expressions du sud de la France.
C’est ne pas rester dans une communauté, être ouvert au partage. »
Karl STOECKEL
Conseiller parlementaire
Ancien leader étudiant contre le contrat première embauche (CPE)
Né d’un père allemand et d’une mère d’origine malaisienne.
« Au-delà de l’apparence, le métissage cache souvent une expérience particulière de la vie, souvent enrichissante. Fruit de cultures différentes, il suscite souvent de la part des autres et de soi-même un intérêt pour ces différences. C’est en tout cas un avantage, car le métissage permet de prendre du recul sur soi-même et sur le monde, et de s’interroger
sur tous ces aspects. À vrai dire, je ne me considère pas [comme] très différent des “non-métis” dans mes rapports aux autres. »
Anne YORO
Plasticienne
Née d’un père ivoirien et d’une mère française.
« Je suis née en 1965 à Paris. Ma mère est française, ashkénaze, d’origine polonaise et mon père est ivoirien, de confession catholique. Voilà pour le décor.
Moi je suis sortie de cette union, à carreaux noirs et blancs ou presque !
Bref, j’ai compris très tôt que le “métissage” était quelque chose de très conceptuel qui reflète la capacité d’une société à accepter ou non l’autre. Libre à chacun ensuite de jouer sa partition, pour se faire entendre, comprendre ou accepter.
Cette pluralité, cette altérité, me permet d’observer les limites, les contradictions des uns et des autres.
La multiplicité culturelle semble difficile à appréhender pour beaucoup, surtout pour des personnes issues de cultures qui s’affrontent plus qu’elles ne se rapprochent réellement.
Beaucoup de métisses choisissent alors de se justifier de l’une ou l’autre de ces identités.
L’environnement décide pour eux quand ils n’ont pas la force ou le choix de s’affirmer.
L’enjeu majeur devient alors l’expérience de l’unicité.
Alors métisse sage, ou pas sage vers une autre humanité ?
Je fais le pari d’une vie pour un monde plus ouvert,
car au fond nous sommes tous un peu “noir” et “blanc”. »
Maïk DARAH
Comédienne et chanteuse
Née d’une mère française et d’un père togolais.
Délit de bronzage
« Fais attention l’été sur les plages
Fais attention à toi, tu vas dev’nir noir
Du noir que l’hiver tu dénigres
Pour un oui pour un non, comme un con
Mais t’as raison, toi t’as le choix
Blanc l’hiver, Noir l’été
Pour nous c’est noir, point barre
Jamais blanc, blanc comme neige
Pourtant la pureté a aussi la couleur de la nuit
C’est le cœur qui a raison
Le soleil doit briller pour tout le monde
Tu devrais respecter l’âme de l’homme
On est là que d’passage
Tous le droit d’vivre heureux
La mort est plus longue que la vie
Dégoûtant qu’elle devienne un chemin de croix
Parce que l’homme en a décidé autrement
Merci Maman, merci Papa
Vous mélanger m’a permis d’être là
Faites pareil et le monde sera beau
Il suffit juste un p’tit peu… d’amour
Juste un p’tit peu d’amour
Juste un petit peu, un petit peu
Juan de BANDEIRA
karatéka
Né d’un père camerounais et d’une mère portugaise.
La différence est un atout; le mélange de plusieurs cultures
et une ouverture sur le monde.
Kelly LAFFIN
Journaliste de télévision
Née d’un père français et d’une mère chinoise et mauricienne.
« Mauricienne et chinoise du côté de ma mère, savoyarde du côté de mon père, j’ai le sentiment que ces trois cultures font partie de mon identité.
Ce métissage, je le vois surtout comme une chance. Celle de voir le monde, la vie, la réussite, selon des points de vue très différents, et de ne pas avoir une vision monochrome de la réalité. C’est probablement ce qui m’a donné envie de sans cesse voyager, de découvrir la nature humaine sous toutes ses formes et donc de devenir journaliste.
Au quotidien, c’est aussi ce qui m’aide à lutter contre les préjugés. Les différences représentent pour beaucoup des obstacles. Mais je me suis aperçue que mieux les comprendre est indispensable. Non pas pour enrichir son esprit, mais pour l’apaiser. Si ne plus s’embarrasser de la peur de l’autre est le secret du bonheur, le métissage est un petit coup de pouce à la naissance… »
Rachid M’BARKI
Journaliste de télévision
Né d’un père algérien, blanc et d’une mère marocaine, noire.
« Mon métissage, c’est le jour et la nuit quand l’aube rejoint le crépuscule, entre chien et loup. »
Dominique SOPO
Militant politique
Président de SOS Racisme
Né d’un père togolais et d’une mère française.
« Ni trouble ni malaise d’un entre-deux. Le métissage ne pose pas un défi à celle ou à celui qui en est le fruit. Il pose à ceux qui voudraient hiérarchiser la “qualité” des fruits de l’amour et de l’union un défi à leur capacité de tolérance. »
Harlem DÉSIR
Homme politique
Né d’un père martiniquais et d’une mère française.
« Ne sommes-nous pas tous métis ? Il est vrai que pour moi, en particulier dans l’enfance, au moment où se construit notre personnalité, y compris dans le regard des autres, j’avais un fort sentiment, peut-être exagéré, que c’était une distinction, quelque chose qui m’appartenait en propre. J’avais un père noir et une mère blanche, cela me singularisait ; je le vivais comme une richesse, même si je n’ai jamais réduit mon identité à cette seule question. Ce n’était pas une obsession ni même une préoccupation, mais un fait, qui s’accompagnait du sentiment d’être porteur d’un double héritage, celui des deux branches de la famille, antillaise et métropolitaine, et peut-être, en raison de l’éducation et des valeurs de mes parents, d’une forme de devoir d’universalisme. Cela a-t-il joué un rôle plus tard dans mes engagements, mon parcours ? Sans aucun doute, même si ce ne fut pas toujours conscient. Je crois que ce qui est plus visible pour certains est en fait vrai pour tous : d’une façon ou d’une autre, nous sommes tous métis. Chacun est singulier, unique et semblable à la fois. »
Stany COPPET
Comédien
Né d’un père originaire de Guyane et d’une mère française.
« Comment pourrais-je rejeter l’autre lorsque je sais que cet autre fait partie de moi !
Aussi je vois le métissage comme une chance, un espoir de voir un jour le monde se libérer de ce fléau qu’est le racisme.
Je suis ni tout l’un ni tout l’autre, mais un ensemble.
Je suis le fils de la “trinité” : Europe, Afrique, Amérique. »
Théo PHAN
Journaliste, animateur TV, auteur-compositeur-interprète
Né d’un père vietnamien et d’une mère française.
« On est tous des étrangers,
On vient tous de quelque part,
D’une lumière ou d’un regard,
On est tous de passage,
On vient tous du même voyage. »
Paroles extraites du titre Tous des étrangers
de Théo PHAN.
François GROSSI
Retraité
Loup solitaire
Né d’un père amérindien et d’une mère française.
« Je suis le fils d’un GI. Mon père, cet Amérindien de l’Oklahoma, a connu ma mère lors de la Deuxième Guerre mondiale. N’ayant jamais connu ce père qui est reparti aux États-Unis, je me suis senti un peu orphelin. Il m’a beaucoup manqué. Aujourd’hui, je le ressens plus près de moi, surtout lorsque je revêts mon costume d’Indien. Cet Indien (moi-même) a le nom de “Loup solitaire”, comme mon père qui était un combattant sauvant des vies dans notre pays, la France.
Loup solitaire se donne pour mission de combattre les injustices. »
Vanessa DOLMEN
Animatrice de télévision
Comédienne
Née d’un père martiniquais et d’une mère martiniquaise métissée de l’Inde.
« Le métissage fait partie de mon identité. Mon père est originaire de la Martinique, ma grand-mère était mulâtresse, aujourd’hui on dirait métisse. Ma mère est de la Martinique avec un sang mêlé venu de l’Inde.
Alors oui, j’ai hérité d’un sang métissé, mélangé, et j’en suis très fière. Mais le métissage, c’est aussi la culture que ma famille me transmet depuis toujours, moi qui suis née en Métropole. Je crois que c’est une source de richesses essentielle ! »
Jann HALEXANDER
Musicien, comédien
Né d’un père gabonais et d’une mère française.
« Quand je dis “je suis afro-européen”, ce n’est pas pour la beauté des mots. C’est un fait. Je n’en tire aucune fierté, aucune honte. Je ne suis même pas sûr que ce soit une richesse. Cependant, le métissage, terme trop galvaudé, est la base de toute mon œuvre. C’est un outil formidable pour la création. Il m’arrive d’être noir, il m’arrive d’être blanc, mais en général il m’arrive d’être moi… »
Claude RIBBE
Ecrivain et réalisateur
Né d’un père d’origine guadeloupéenne et d’une mère française.
« Je suis né à Paris en 1954. Mon père, un Français né à la Guadeloupe, est venu vivre à Paris à l’âge de 20 ans. Ma mère, une Française née dans la Creuse, s’était également établie à Paris. C’est là que mes parents se sont rencontrés. C’est Paris qui les a rapprochés. De ce fait, je me suis toujours senti parisien, mais aussi creusois − étant très attaché à la province de ma mère − bien qu’on me définisse souvent comme un [homme] originaire d’outre-mer, ce qui était surtout vrai de mon père. Je n’ai jamais considér=é mes parents en fonction de leur couleur de peau.
Et je n’ai jamais songé à me définir comme “métis”. Le mot “métis”, en France − d’après l’expérience que j’en ai − est principalement utilisé par des Français d’origine européenne qui cherchent à exprimer ainsi la couleur de peau d’un individu − souvent d’un enfant − pour dire que c’est un Afro-descendant.
Cette expression, empreinte d’un certain paternalisme, qui n’est pas toujours conscient, évoque notre passé colonial et esclavagiste et me semble plutôt déplaisante en ce qu’elle voudrait imposer un regard dominant. Tous les Français sont phénotypiquement différents, et il me semble qu’on ne parle pas de “métis” pour désigner celui dont un parent serait basque et l’autre normand.
L’idée de métissage peut en revanche avoir du sens pour exprimer le mélange des cultures, mais je n’ai pas le sentiment d’être issu de parents qui baignaient dans des cultures très différentes.
L’histoire de la famille de mon père était particulière, du fait du caractère destructeur de l’esclavage, mais je ne suis pas certain qu’il avait assumé cet épisode, forcément occulté par tout le monde. Je crois, pour ma part, avoir réussi à le faire et, partant, avoir aidé d’autres personnes à assumer l’histoire de leur famille. C’est une manière de lutter contre le racisme et la négrophobie qui sont souvent liés à une haine de soi subtilement instillée par le système colonial.
Pour toutes ces raisons, le regard historique, philosophique, littéraire et artistique que je pose sur le racisme me semble servir l’idéal de fraternité qui sous-tend notre République. »
Ingrid JACQUEMOD
Ancienne sportive de ski alpin
Née d’un père italien d’origine jamaïcaine et d’une mère anglaise d’origine autrichienne.
« Je suis très fière d’avoir un grand-père jamaïcain. Mais aussi une grand-mère autrichienne, une mère anglaise et un père italien !
L’héritage de ces différentes cultures est une véritable richesse pour moi, et c’est ce qui fait ma personnalité à part entière.
Je me sens plus proche de la culture anglaise bien évidemment (de par ma mère), que de la culture jamaïcaine. Mais très tôt l’Angleterre a été la terre d’accueil de mon grand-père, Luther Wollaston, qui avait 30 ans lorsqu’il décida de monter à bord du bateau qui l’éloignerait à tout jamais de son île.
J’aime aller à la recherche de morceaux de son histoire, c’est comme reconstituer un morceau de mon histoire à moi, car je ne l’ai pas vraiment connu. Je ne l’ai rencontré qu’une seule fois à Birmingham, en Angleterre. »
La tête et le ventre d’un métis
Par Fabrice d’Almeida
L’étiquette est vite collée : « métis ». Aux yeux de tant de personnes, cela suppose d’être tiraillé entre deux cultures, un être hybride, un tigre à la tête de lion. Ou encore une sorte de glace italienne vanille-fraise dont on ne distingue pas clairement la couleur ni les arômes.
Je suis né à Paris, mais j’ai vécu mon enfance en Afrique et en France. Je me souviens surtout à quel point, depuis l’adolescence, j’ai rêvé d’être italien. J’aimais cette musique, cette cuisine et cet art de vivre, depuis un voyage fait à Rome en 1973, accueilli chez des amis de mes parents. J’étais un peu amoureux de leur fille.
Pourtant, au collège et au lycée, j’ai appris l’allemand puis l’anglais. À travers ces langues, je voyageais sans vraiment m’identifier à l’une d’elles. Les Beatles ou les Rolling Stones, à mes yeux, ne valent pas Adriano Celentano. Finalement après le bac, l’université, l’agrégation, j’ai enfin pu aller à l’École française de Rome en 1993 pour écrire ma thèse. Je vivais sur le lieu de mon rêve, dans un rêve. C’est un policier de l’ambassade de France qui me ramena à ma différence, en m’empêchant un jour de me rendre simplement à mon bureau, dans le palais Farnèse. J’avais oublié les contrôles d’identité au faciès du début des années 1980.
En me regardant dans la glace ce soir-là, je m’apercevais que j’avais encore des cheveux et qu’ils étaient crépus. Plus tard, cette différence visible disparaîtrait. Le directeur de l’école, Claude Nicolet, qui avait connu une autre discrimination dans son enfance, celle réservée aux Juifs, m’expliqua le lendemain qu’il y avait des policiers racistes, en effet, mais que, heureusement, tous ne l’étaient pas. Je réalisais à la faveur de cet épisode que j’étais le premier Noir élu membre de l’École française de Rome.
L’expérience italienne eut un autre effet. Elle me ramena à ma petite différence d’Européen. À Rome, pour les Romains, aussi délicieux soient-ils, mon exotisme était d’être français. Certains se demandaient si j’avais des origines marocaines ou tunisiennes ? Je répondais « non, simplement françaises », et leur souriait avec une candeur désarmante. Et je me suis senti encore plus français à Berlin où j’ai vécu deux ans. J’ai adoré la vie du Centre Marc Bloch, un lieu de recherche franco-allemand où chaque jour nous expérimentions le partage avec l’autre. Nous avions les mêmes pratiques scientifiques, les mêmes valeurs intellectuelles. Mais nous ne connaissions pas les mêmes dessins animés, les mêmes séries télévisées populaires (aucun de nous ne regardait Derrick), ni les chanteurs de variété, cette soupe toujours très nationale. Johny Hallyday n’existait pas pour les Saxons, et nous ne connaissions guère que Nina Hagen et Lena comme pop stars germaniques.
Juste après mon retour d’Allemagne, ma sœur est allée vivre au Bénin et s’y est mariée. C’était le pays de notre père. Je n’y vais jamais. Pourtant, je sens qu’une part de moi s’identifie à ce monde lointain. Un masque sculpté qui trône dans mon salon me le rappelle chaque jour. Je ne parle ni fon, ni gon, ni mina, aucune langue yoruba ou éwé. Je parle français. Petit, je me servais d’un boubou comme pyjama. Je n’en ai plus. Je trouve cela moins confortable qu’un T-shirt long. Je n’ai jamais pensé à écrire une histoire du Bénin, alors que je baigne chaque jour dans l‘histoire de France.
Mon métissage réside sans doute dans le désir d’élargir ma lecture non pas à des États, mais à des phénomènes transnationaux, voire transcontinentaux. Un de mes amis coréens, Him Jie-Hyun, a appris le polonais. Nous discutons en anglais. Et avec mon collègue japonais Juji Ishida, nous parlons allemand. Mes étudiants au Caire parlaient français, tout comme ceux de Casablanca.
Il y a quelques jours, une jeune femme avec qui je travaille est venue me voir. Elle a deux enfants. J’ignorais qu’ils étaient métis. Elle était inquiète. Est-on heureux, en étant métis ? Ma vie métissée est-elle belle ? Je n’ai pas voulu la heurter. J’ai fait semblant de prendre la question au sérieux, comme si j’y connaissais quelque chose, comme si j’étais le modèle parfait du mélange, que dis-je ? l’universelle référence en matière de métissage. J’ai pris un air docte. Et je lui ai répondu que toute vie d’homme a ses fractures et ses défis. Le sien, en un sens, avait été de sortir de son milieu proche pour trouver un mari. Ses enfants devraient composer avec ce qu’ils étaient. Comme tous et chacun, ils donneraient un sens à leur vie. Être métis n’était pas forcément celui qu’ils choisiraient. Rien ne les obligerait à penser leur existence à partir de cette seule condition.
En y réfléchissant, je suis métis à l’évidence, mais tout autant amateur de vin, non-fumeur, et excellent dans la confection de beignets de fleur de courgette, comme dans celle de l’omelette au matzemehl. Fondamentalement, je me sens historien, membre de cette petite fraternité qui veut conserver la connaissance du passé, pour permettre à nos sociétés de ne pas perdre la conscience des formidables aventures qu’il a fallu pour découvrir le monde, et surtout les femmes et les hommes qui le peuplent. Oui, historien, gastronome, à la peau dorée, en un subtil équilibre entre la tête et le ventre.
Fabrice d’Almeida
La malédiction et les congratulations
Par Bertrand Dicale
On nous le dit tous les jours, dans les médias comme dans les conversations de bistrot : le métissage est toujours une chance, toujours un enrichissement, toujours un bonheur. Au choix, être métis serait trop formidable ou serait la prophétie d’une humanité réconciliée.
On nous chérit, on nous congratule, on nous théorise. On nous assure que nous avons bien fait d’être métis.
Mais le monde est autre. Et être métis n’est pas cette rivière de miel gambadant dans les pâturages fleuris de la concorde universelle. Les métis sont souvent l’épine dans le pied de leurs compatriotes et, à ce titre, cibles d’une agressivité, d’une méfiance, d’une hostilité qui n’appartiennent qu’à eux, tant ils dérangent les représentations usuelles – celles que commande l’instinct sommaire comme celles de beaucoup d’idéologies. Concrètement, les métis sont sommés de choisir leur camp, puisque systématiquement convoqués aux fantasmes identitaires des uns et des autres.
En ce qui me concerne, je suis métis, né d’un Guadeloupéen noir et d’une Auvergnate blanche. Je suis tour à tour trop blanc ou trop noir, pas assez blanc ou pas assez noir. Le reproche m’en est parfois fait explicitement avec plus ou moins de finesse ou de perversité – des écoliers qui m’appelaient « ti-blan » en Guadeloupe alors qu’ils connaissaient mon prénom et mon nom ; des ouvriers du Livre encartés à la CGT qui, au Figaro, lançaient à la cantonade « tiens, j’ai oublié les bananes » quand j’entrais dans l’atelier où on réalisait les pages…
Ce peut être l’incrédulité exprimée frontalement quand j’explique que le fait que je sois descendant d’esclaves fonde une grande partie de ma sensibilité politique, alors que je peux passer pour un Français de la classe moyenne qui revient de prendre le soleil – selon la saison – au ski ou en Corse. Ce peut être, même, le très doux, très candide, très gentil « ça ne se voit pas » que j’entends très souvent, et que l’on accompagne parfois de « tu n’as pas besoin de le dire ».
Et c’est évidemment la solidarité hémisphérique qui me convoque alternativement à des connivences gênantes, qu’il s’agisse de parler de cuisine ou du rapport au travail, de « leur » expliquer ou de « les » supporter. C’est cela, la malédiction que connaissent tous les métis : devoir un jour ou l’autre (et parfois tous les jours) trahir une des lignées à laquelle on appartient. Que l’on ait un parent blanc, noir, arabe, asiatique ou de n’importe quelle couleur différente de celle de son autre parent, se trouver piégé par les uns ou par les autres, qui nous demandent toujours de démontrer que l’on est de leur côté.
J’ai la chance de ne pas vivre un autre temps ou un autre lieu. Mais je sais que les tueurs de Mladic ont souvent chassé d’abord ceux qui symbolisaient la profanation de leur sang, que l’on a coursé avec délectation et célérité les familles hutues qui s’étaient mêlées à des Tutsis. Et que les égorgeurs sunnites de Daech veillent à purifier les lignées suspectes.
Ici, chez nous, on se contente des menues humiliations qui se bornent à tenir à part les métis. C’est l’histoire de cette jeune femme qui a téléphoné lors d’une émission de radio à laquelle je participais : ses grands-parents maghrébins ont toujours refusé son prénom et l’ont appelée par un autre nom toute son enfance. Autrement dit, ils se sont acharnés à supprimer de son identité tout ce qu’ils identifiaient comme venant de sa mère…
C’est l’histoire de ce monsieur qui est venu me voir à une dédicace au Salon du Livre de Nîmes : toute sa vie, il a entendu sa famille maternelle dire du mal des Africains, « sauf toi, bien sûr ». Autrement dit, on lui a bien fait comprendre ce que l’on pense du choix de sa mère…
C’est l’histoire des métis à qui l’on dit « toi, tu es black », l’histoire des métis à qui l’on reproche d’être « trop gaulois », l’histoire des métis dont on ne veut pas croire qu’ils sont nés ici…
Je ne crois pas que la France soit plus raciste qu’un autre pays. Il ne fait pas meilleur qu’ici lorsque l’on est noir en Algérie ou lorsque l’on est blanc au Zimbabwe – les mêmes regards en coin, les mêmes murmures dégoûtés. Disons plutôt que la France aime que les choses soient clairement exprimées. Nous sommes le pays de l’assimilation et des identités gentiment subsidiaires : on sait faire les pâtes comme l’exigeait le père venu des Pouilles, on se souvient des vieux disques de Lola Flores apportés en banlieue par la grand-mère espagnole. Mais dès lors qu’il s’agit de vivre de part et d’autre de la ligne visible qui, théoriquement, séparait les continents et les civilisations, de vieux réflexes s’éveillent.
Les métis doivent alors être « comme nous » – ou blancs, ou noirs, sans que l’on puisse ressentir qu’il leur reste autre chose qu’un teint de peau, une texture de cheveux ou une forme de fesses. Ils doivent être prêts à rendre les armes à la première sommation, ne jamais se débattre en aucune manière ni devant quiconque.
Oui, cette société maudit ses métis. Elle leur raconte que le métissage est la chance formidable d’avoir deux cultures, mais elle refuse tout ce qui ressemble à une seconde culture. Elle leur raconte que le métissage est une richesse identitaire merveilleuse, mais elle demande toujours aux métis de trahir leur père ou leur mère.
Bertrand Dicale
Journaliste
Les inventions historiques du métis
Par David El Kenz
Ce n’est pas le Blanc qui s’oppose au Noir, ce n’est pas le Jaune qui s’oppose au Rouge. Les uns et les autres se sont trouvé des marqueurs communs pour se distinguer. Ce fut tantôt la religion, tantôt la langue, tantôt la couleur de peau, etc. Face à cette dynamique sociale, le métis s’avère l’empêcheur de tourner en rond. Il ne joue pas le jeu de cette différenciation. Dans les années 1960, un général de la police exprime son aversion à l’égard d’un intellectuel. « C’est un demi-Juif, dit-il ! Ce sont les pires. Ils se croient supérieurs à tout le monde, y compris les Juifs. » Le lecteur aura reconnu une scène de Z, un film de Costa-Gavras qui retrace une machination politique dans la Grèce des colonels. À travers cette réplique, le cinéaste s’amuse des préjugés à la fois antisémites et anti-métis du fonctionnaire.
Toutefois, dans ce début du XXIe siècle, le métis semble être au goût du jour. N’est-il pas l’effet démographique le plus évident de la globalisation de la planète ? La culture créolisée des Caraïbes s’affirme comme une manière d’envisager les autres productions culturelles contemporaines, de plus en plus métissées, au gré des mixages aux quatre coins de la toile numérique. Le métis s’affirme, enfin, comme une icône destinée à un marché mondialisé.
Cependant, au même moment, les fiertés communautaires sont brandies. Par un effet de balancier, elles invitent, pour ne pas dire obligent, chacun à se ranger sous une bannière. Cette injonction adopte parfois des trajectoires paradoxales comme l’identification de Barak Obama, le plus célèbre métis de notre époque. Fils d’un Kényan noir et d’une blanche du Kansas, le chef d’État américain est généralement perçu comme un « Noir ». Ceux qui ont considéré son élection comme un succès de l’émancipation de la minorité afro-américaine se sont approprié la « one drop rule ». Cette coutume remontant au XIXe siècle avançait qu’une goutte de sang noir suffisait à caractériser un individu comme afro-américain. Ainsi, une règle servant à discriminer les Noirs des Blancs dans les autobus des états du sud des États-Unis par exemple devient une grille de lecture de la « black pride » !
Le métis est l’étalon qui distingue l’intérieur de l’extérieur : à quel point le métis appartient-il ou n’appartient-il pas à une communauté ? Du point de vue du droit, à Athènes par exemple, tout individu qui n’avait pas ses deux parents citoyens était cantonné au groupe des métèques et ne pouvait guère en sortir. Avant l’ère des États-nations, le métis a été, d’abord, une production culturelle. Nous le verrons à travers l’exemple du Juif de la diaspora. À la Renaissance, le métissage a été racialisé, à l’aune de l’expansion européenne atlantique et de l’achèvement de la Reconquista. Le métis, du Nouveau Monde à l’Ancien Monde, est alors ostracisé, renvoyé à l’origine de ceux qui sont alors dominés.
Le métis errant
Le judaïsme de la diaspora est, par sa nature même, un métissage culturel. Pourtant, d’un point de vue biblique, le judaïsme, du moins, le judaïsme orthodoxe, a l’obsession de la pureté. Dans les prescriptions alimentaires par exemple, toutes les espèces considérées comme hybrides sont interdites. De même, dès le Ve siècle avant J-C, dans le Livre d’Esdras, l’un des livres de la Torah, le mariage mixte est proscrit afin de sauvegarder la pureté de la « semence sacrée » des Hébreux. Le scribe biblique cherchait ainsi à protéger les Israélites demeurés au pays du retour des exilés, contaminés par les autochtones de Babylone.
Une culture métissée
Mais d’un autre côté, les cultures juives sont profondément métissées en raison des migrations successives, des conquêtes de la Palestine et d’un prosélytisme très vivace dans l’Antiquité. La Bible elle-même témoigne de ces métissages. Le nom de Moïse est vraisemblablement d’origine égyptienne, tandis que l’alphabet hébraïque s’inspire de la langue phénicienne.
Cette plasticité du judaïsme s’avère exceptionnelle. Ainsi, là où ils se sont établis, les Juifs ont intégré par exemple la langue de la terre d’accueil dans leur propre langue véhiculaire : le ladino, mélange d’hébreu et de castillan, le yiddish, avec l’allemand et le slave ; le judéo-arabe qui est un dialecte arabe écrit en caractères hébreux, etc.
Ce métissage peut s’accomplir sous la contrainte de la persécution, tels les Marranes, contraints d’être des chrétiens irréprochables dans l’espace public, mais qui discrètement célébraient le shabbat. Cependant, le métissage peut être également volontariste. Au XIXe siècle, des réformateurs allemands ont créé, sur le modèle de la confirmation catholique, une confirmation permettant à l’adolescent de témoigner de sa culture religieuse. Ils ont alors supprimé l’ancienne bar-mitsvah, cérémonie née au Moyen Âge qui attestait par un rituel réservé aux garçons de 13 ans la maturité religieuse. Les traditionalistes ont dénoncé cette innovation, l’accusant d’être assimilationniste.
Aujourd’hui, c’est bien la bar-mitsvah qui est d’usage courant. Mais depuis les années 1950, dans le judaïsme libéral, majoritaire dans le monde, une bar-mitsvah a été instaurée pour les filles. Cette cérémonie, née dans le judaïsme américain, révèle sans aucun doute l’influence du mouvement féministe et de l’environnement protestant outre-Atlantique.
De la visibilité à la race
Dans la chrétienté médiévale, le Juif est soumis à des discriminations économiques, politiques et symboliques. À partir du XIIIe siècle, il est aussi stigmatisé par des signes visibles, tel le port de la rouelle jaune cousue sur ses vêtements ou d’un chapeau pointu. Le peuple juif considéré comme déicide suscite la méfiance. Cependant, il est indispensable à l’accomplissement de la fin des temps. Le Christ reviendra sur terre quand le dernier juif sera converti.
Ce n’est qu’au XIXe siècle, le siècle de la science, que le judaïsme est non seulement constitué comme une race biologique, mais une race dont la singularité est le métissage. Dans son best-seller, Essai sur l’inégalité des races humaines, paru en 1853, Arthur de Gobineau fait du métissage le moteur de l’Histoire. Mais il hiérarchise un métissage positif dont l’agent est la race aryenne supérieure à un métissage avilissant en train de triompher, à l’heure des empires coloniaux. Ses héritiers intellectuels opposeront bientôt l’Aryen, au sommet de la hiérarchie des races, au Juif, vecteur maudit du métissage, de l’infécondité et de la dégénérescence des races pures. Cette biologisation du métissage rejoint celle de l’autre métis dans l’imaginaire européen, le métis du Nouveau Monde.
Du Nouveau à l’Ancien Monde
En français, le mot « mestiz » apparaît au Moyen Âge pour nommer celui dont les ascendants sont sujets du duc de Bourgogne et du roi de France. Ce n’est alors que le constat d’un mélange à part égale qui se rapprocherait de la binationalité contemporaine. Qualifier de métis les monarques français des XVIe et XVIIe siècles parce que leurs mères sont italiennes ou espagnoles serait incongru.
Des préjugés négatifs
Le métis, tel qu’il s’est affirmé dans la culture occidentale, est le « mestiço » du Brésil, né de colons européens, d’autochtones amérindiens et d’esclaves africains. Il pâtit d’une image dévalorisée et menaçante, associant couleur de peau sombre − la blancheur aristocratique étant considérée comme canonique −, infidélité religieuse et métier ingrat.
Alexandre Dumas, fils d’un général mulâtre, lui-même fils d’une esclave africaine et d’un petit propriétaire de Saint-Domingue, souffrit du regard méprisant de la bonne société. Son détracteur littéraire Eugène de Mirecourt ne disait-il pas de lui que s’il excellait à jouer son rôle de marquis en public, « le nègre se trahit dans l’intimité » ? Le critique témoignait ainsi du préjugé racial touchant les esclaves et leurs descendants. Jusqu’à l’abolition de l’esclavage, le droit du ventre prévalait, faisant du mulâtre un esclave.
Le métis ne bénéficie pas non plus d’un statut juridique, contrairement au colon et à l’Amérindien. Il est assimilé au premier ou au second, en fonction des besoins de la métropole. Le religieux métis par exemple, très conscient de cet état de fait, préférait demeurer dans le monastère de la ville coloniale, symbole de réussite sociale, plutôt que d’aller évangéliser les Indiens dans les forêts, signe du retour vers sa part maudite.
Mais le métis pouvait aussi se révolter, en général au côté des dominés dont il partageait souvent le sort. Dans le Manitoba actuel, les rebelles de la rivière Rouge, au milieu du XIXe siècle, ont l’originalité d’avoir défendu les droits singuliers des métis. En effet, ces francophones, issus d’Indiens et de colons français et britanniques, n’ont aucune protection juridique. Ils sont donc à la merci des grandes compagnies coloniales. Ils se soulèvent alors pour imposer au gouvernement canadien leurs droits culturels et de propriété dans leur territoire.
David El Kenz
Historien
Historien, journaliste, écrivain.